Poème:Le E

Il est une lettre qui rythme nos discours et ponctue nos phrases. Nous associons assez ingratement et trop fréquemment à mon goût, cette lettre à une marque d’embarras, d’étonnement, de doute ou encore d’indifférence.
Et pourtant, si vous saviez ô combien cette lettre est riche ! Pour peu naturellement, qu’on lui ôte cette coquille d’apparat qui la dessert tant, mais qui sert tant nos discours. Tantôt interjection, tantôt onomatopée, elle supporte aequo animo les opprobres, qui ne voient en elle que le bug « toastmasterique » par excellence !
Bug ? Vous avez dit bug ? Cette lettre n’a pourtant rien de commun avec l’insecte qui causa, comme le découvrit Grace Hopper en juin 1944, l’arrêt brusque du calculateur Eniac… Bien au contraire ! Cette lettre – sous le coup de l’émotion, j’ai presque envie de dire ma lettre, ma le-lettre d’amour – est tout bonnement parfaite !
L’entrée commence avec elle et la sortie prend fin avec elle. Mata-Hari de la langue de Molière, elle revêt les matins les atours de l’einsteinium, se postiche le midi en préfixe exa, se mue l’après-midi en électron pour terminer sa journée en base des logarithmes népériens. Est-il vraiment utile de préciser qu’à cet instant, tous les logarithmes népériens la matent ?
Et vous ? Connaissez-vous beaucoup d’autres caractères, tour à tour lettre et nom, qui soient si riches de sens et si chargés de symboles ? Une chose est sûre : ma lettre – je suis tenté de dire notre lettre maintenant, si vous m’y autorisez – ne mets pas tous ses œufs dans le même panier !
Vieil adage de la finance, domaine auquel, là encore, notre lettre n’est pas tout à fait étrangère : sans elle, pas de business en Roumanie ! Sa valeur bénéficie d’un succès retentissant bien au-delà de Carpates… Pour être plus précis, jusque dans un chef-lieu de canton de la Seine-Maritime où la Bresle coule paisiblement ses jours. Et oui, le Maire d’Eu n’a pas son pareille pour en vanter les bienfaits et les curiosités, trop souvent réduites et amalgamées avec notre éternelle et bonne grosse vieille Bresle.
Côté littérature, notre lettre n’est pas non plus en reste. Un génie de la littérature française, Georges Perec, lui a même consacré un roman lipogrammatique monovocaliste – laissez-moi une seconde pour reprendre mon souffle –, « Les Revenentes », excluant l’utilisation de toute autre voyelle.
L’avez-vous découverte ? Je veux bien entendu parler de cette lettre qui apparaît en filigrane de mon discours depuis tout à l’heure et pour laquelle j’ai du jusqu’à maintenant marcher sur des œufs pour qu’elle conserve à vos yeux tout de son mystère. Allez, dans mon infini pusillanimité, je vous laisse encore quelques indices. Elle présente la particularité de pouvoir être sourde et muette, mais aussi ouverte et fermée. Alors ça vient ? Bon un dernier indice : c’est la 2ème voyelle et la 5ème lettre de l’alphabet. Vous y êtes maintenant ? Et oui, c’est le E !
Le E, lettre plus matérielle que spirituelle. Le E qui rayonne sur son entourage et son environnement. Le E intelligent, actif et équilibré. Le E qui subit souvent des changements dans son mode de vie – accent aigu, accent grave, accent circonflexe, accent tréma, accentera… pardon, et cetera – mais cela ne le trouble pas outre mesure.
Et que deviendrait l’eunuque sans le E ? Cette endroit du corps de ma bien-aimée où j’aime déposer un baiser ? Peut-être… Le E de l’érotisme des histoires d’amour heureuses mais peu durables, et bien souvent le E de l’érection et de l’excitation des histoires d’un soir plus physiques qu’affectives. Ces histoires d’O n’empêcheront pourtant pas notre E de s’amouracher d’une lettre, tout aussi belle que lui, ouverte et généreuse… je veux naturellement parler de la lettre O. Lettre avec laquelle, vous en conviendrez, il se sentira vraisemblablement comme un E dans l’O.
Oui, force est de constater que notre E finira tôt ou tard par se marier. Effectivement, au niveau financier, comme nous l’avons précédemment constaté, cela se passe en général plutôt bien pour lui : e-business et e-commerce ne sauraient le démentir. Que dire du E de l’euro qui apparaît sur chacun de nos moyens de paiement, comme pour nous rappeler que l’euro n’a pas d’odeur !
J’espère avoir rendu à vos yeux ses lettres de noblesse au E. Le E que nous décrions si régulièrement après nos discours, omettant dans le même temps sa richesse, sa diversité et son aura qui nous entoure, qui nous entoure… Il était une fois une lettre oubliée dans les méandres de nos discours, euh…