Poésie : Tel soir fané, telle heure éphémère suscite

Écrit par Georges Rodenbach

Tel soir fané, telle heure éphémère suscite
Aux miroirs de mon âme un souvenir de site ;
Sites recomposés, qu'on eût dit oubliés :
D'un canal mort avec deux rangs de peupliers

Dont les feuilles vont se cherchant comme des lèvres ;
Et d'une âpre colline où de bêlantes chèvres,
Dont le cri se déchire aux épines aussi,
S'appellent l'une l'autre, et d'un air si transi !

Décor surtout des quais dormants en enfilade,
Pignons, rampes de bois par-dessus l'eau malade
Où chaque feu miré se délaye en halo,
Fragile et fugitif maquillage de l'eau

Qui, sous un heurt de vent, tout à coup s'évapore
Et fait que l'eau se mue en sommeil incolore !
Sites instantanés, comme à peine rêvés,
En contours immortels je les ai conservés

Et je les porte en moi, depuis combien d'années !
Seul un ciel identique, aux pâleurs surannées,
Triste comme celui qui me les faisait voir,
Les a ressuscités de moi-même ce soir ;

Et c'est ainsi toujours qu'au hasard des nuages
Revivent dans mon coeur de souffrants paysages !

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