Poésie : Le poète malheureux

Écrit par Nicolas Gilbert

(extrait)

Vous que l'on vit toujours chéris de la fortune,
De succès en succès promener vos désirs,
Un moment, vains mortels, suspendez vos plaisirs :
Malheureux... ce mot seul déjà vous importune ?
On craint d'être forcé d'adoucir mes destins ?
Rassurez-vous, cruels ; environné d'alarmes,
J'appris à dédaigner vos bienfaits incertains,
Et je ne viens ici demander que des larmes.

Savez-vous quel trésor eût satisfait mon coeur
La gloire : mais la gloire est rebelle au malheur ;
Et le cours de mes maux remonte à ma naissance.
Avant que, dégagé des ombres de l'enfance,
Je pusse voir l'abîme où j'étais descendu,
Père, mère, fortune, oui, j'avais tout perdu.
Du moins l'homme éclairé, prévoyant sa misère,
Enrichit l'avenir de ses travaux présents ;
L'enfant croit qu'il vivra comme a vécu son père,
Et, tranquille, s'endort entre les bras du temps.
La raison luit enfin, quoique tardive à naître.
Surpris, il se réveille, et chargé de revers,
Il se voit, sans appui dans un monde pervers,
Forcé de haïr l'homme, avant de le connaître...
Le Poète languit dans la foule commune,
Et s'il fut en naissant chargé de l'infortune,
Si l'homme, pour lui seul avare de secours,
Refuse à ses travaux même un juste salaire ;
Que peut-il lui rester ?... Oh ! pardonnez, mon père,
Vous me l'aviez prédit. Je ne vous croyais pas.
Ce qui peut lui rester ? La honte et le trépas.

C'en est donc fait : déjà la perfide espérance
Laisse de mes longs jours vaciller le flambeau ;
A peine il luit encore, et la pâle indigence
M'entrouvre lentement les portes du tombeau.
Mon génie est vaincu : voyez ce mercenaire,
Qui, marchant à pas lourds dans un sentier scabreux,
Tombe sous son fardeau ; longtemps le malheureux
Se débat sous le poids, lutte, se désespère,
Cherchant au loin des yeux un bras compatissant :
Seul il soutient la masse à demi soulevée ;
Qu'on lui tende la main, et la vie est sauvée.
Nul ne vient, il succombe, il meurt en frémissant :
Tel est mon sort. Bientôt je rejoindrai ma mère,
Et l'ombre de l'oubli va tous deux nous couvrir.

Ô Rives de la Saône, où ma faible paupière
A la clarté des cieux commença de s'ouvrir,
Lieux où l'on sait au moins respecter l'innocence,
Vous ne me verrez plus ! Mon dernier jour s'avance,
Mes yeux se fermeront sous un ciel inhumain.
Amis !... vous me fuyez ?... cruels ! je vous implore,
Rendez-moi ces pinceaux échappés de ma main...
Je meurs... ce que je sens, je veux le peindre encore.

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