Prose:Ecoute

Sur le bord du trottoir vernissé par la pluie Où le bruit de la rue, interminable fourmilière, empiète sur la musique,
Une femme sans âge a posé son grand sac.
Elle a déballé son piano avec soin, l’a posé sur son trépied,
Puis s’est assise calmement.
Ses gestes doux, mesurés, détonnent avec le va-et-vient qui l’entoure.
Elle a frotté ses mains et a soufflé dessus pour les réchauffer.
Il fait froid ! Le vent d’hiver essaie de la censurer, mais que lui importe.
Elle ne sent pas ses morsures, elle n’entend pas les coups de frein.
Les yeux perdus dans le vague, à quoi pense-t-elle ?
A l’interprétation du morceau qu’elle va jouer, à sa vie, à son passé ?
Au futur incertain qui n’est même pas dessiné ?
Questions laissées sans réponses.
Elle ne voit pas les gens passer. Silhouettes anonymes.
Elle-même semble invisible aux regards des autres.
Elle ouvre son piano puis elle plaque un accord qui résonne.
Le son musarde dans les branches et se perd dans le chant des oiseaux
Tout vibre dans son cœur ; ses cheveux volent au vent léger.
Personne ne s’arrête ! Ecoutez ! Entendez-vous ? Voudrait-on crier.
Mais nul ne peut s’extérioriser de cette façon pour attirer l’attention.
Elle poursuit son jeu comme l’aigle poursuit sa proie.
Avec force, avec obstination, insensible à la larme qui roule sur sa joue.
Elle transcrit sa vie, elle partage sa douleur. Elle appelle au secours.
Ses mains courent sur le clavier avec acharnement.
Elles sont comme des papillons luttant contre les éléments.

Ses Doigts, aux extrémités bleuies, frappent les touches blanches
Comme les touches noires, sans distinction de couleur.
Diantrement bien menées, elles forment une spirale !
Une mélodie diaphane qui s’enroule avec ferveur
Autour des troncs noueux.
Quelques notes s’égarent et vont glisser sur l’eau
De la Loire charmée par tant de majesté.
Elles s’en iront plus loin, rejoindre d’autres notes,
Ecrire un concerto ou une symphonie.
Un homme s’arrête enfin conquis par cette complainte.
D’autres lui emboitent le pas. Personne ne dit mot.
Nul n’ose s’approcher très près de l’artiste.
Timidité ? Peur de déranger ?
Surpris par tant de beauté ? Saisis par cette humilité ?
Nul ne saurait le dire.
Une enfant retient sa mère, la tire vers le piano.
Elle lâche sa main, Et bouche bée, les yeux fermés,
Ecoute…