Prose:Home Sweet Home

Depuis longtemps, Camille avait froid. Elle attendait, là, dans ce petit renfoncement de la pièce, amusée de les voir, eux, les gens raisonnables. Au loin, l’on entendait le ressac de la mer qui charriait toutes les ordures nauséabondes de ces gens-là qui ne savaient pas, qui n’avaient jamais su entrevoir la beauté. Elle avait mal à sa vie et les ecchymoses sur son corps comme témoins de son incapacité à se fondre dans la masse.
Elle riait pourtant, et ses larges dents, jaunies par les gitanes et les verres avalés, non sans avidité, la faisaient ressembler à une Carmen des temps modernes. Ses yeux bistrés enfin, semblaient vomir sa vie, et tous ses pores se dilataient devant l’incommensurable bêtise humaine.

Camille n’était pas le genre de filles qu’on regardait sans plaisir, mais elle avait en elle tant de vieux démons, qu’elle inspirait à ses dépens, la peur. Solitaire dans la grand’ ville, elle se sentait comme la spectatrice d’un monde partant à veau-l’eau. Elle ne savait rien de la vie mais prétendait connaître son vertige, ses tremblements, ses trains de marchandises et le bruit infernal du tic-tac assourdissant de la vieille horloge.
Parfois, quand la lumière venait à éclairer ses yeux, elle aimait à se dire que Roquentin n’était rien face à elle. Certes, tous deux avaient la nausée de la vie, mais qu’importe ; elle se sentait unique dans son chagrin démesurée, et la bave aux commissures des lèvres, elle éructait comme un sous-fifre.
Trop tôt, sa mère lui avait inspiré la haine des hommes, des femmes, et toute espèce humaine. Depuis lors, elle essayait vaille que vaille de percer le moindre secret dans l’âme abîmée de ses congénères. Plutôt la mort, disait-elle, que vivre avec ces infâmes marauds. Et puis un jour…

Elle le vit.

Il n’était pas franchement beau, mais son regard à lui portait mille promesses. Persuadée qu’elle pourrait grandir à ses côtés, devenir femme, elle se mit à l’aimer éperdument. En secret le soir, elle lui construisait mille autels, dans sa petite chambre d’enfant devenue grande. Elle répétait son prénom comme un Ave Maria titanesque, elle se changeait en or le temps d’une caresse, et l’alchimiste de sa vie devenait sa planche de salut.
Pourtant, le temps, qui toujours s’amuse de jouer avec nos cœurs, délia un jour ceux de nos deux amoureux, et la peine commença à envahir les rues de la ville. Partout il faisait froid, et la mer rieuse lançait des éclats de rocaille. Les crabes morts s’amoncelaient sur la plage, la lune blafarde éclairait la lucarne de la cabane du pêcheur, à moitié détruite par les vents déviants.

Camille mourut et sur sa tombe, on lit encore : « La mal-aimée, un jour aimée ».