Prose:Une Ombre

Un ombre blanche glisse sur le lac endormi. Son reflet étrange pénètre les eaux. Le monde du silence à son paroxysme enlace l’atmosphère. La brume descend, suspend son vol, puis s’échappe lentement vers le néant. La lune à l’horizon célèbre l’aube évanescente.
Tapi dans le noir, entre chien et loup, il observe la scène comme on regarde la mort : face à face brutal entre l’inconscience et l’irréel. Ce matin encore, ils sont revenus : Les voleurs de rêve, les briseurs de joie. Ce matin encore, ils ont osé rompre le charme.

Comment de simples humains peuvent-ils s’autoriser telle indélicatesse ? Se rendent-ils compte de leurs actes ? La nature a rendu son verdict : ils ne doivent pas pouvoir poursuivre leur œuvre malfaisante. S’élançant à travers les joncs, l’étrange créature plonge discrètement sous la surface à peine éclairée en direction des profanateurs.

Les pêcheurs aux aguets attendent le moment propice pour relever leurs cannes. Les ondulations de l’eau entraînent les bouchons dans une danse langoureuse propice à l’assoupissement. Parfois, une brise légère caresse la peau, fait frissonner les chairs et ravive les sens. Plongés dans la tiédeur de l’instant, rien ne laisse présager le chaos. Tout est calme et paisible. On entend le souffle du vent à la cime des peupliers. Et pourtant, quelque chose dérange nos pêcheurs. L’atmosphère se fait soudain plus pesante, comme si l’orage menaçait. Il est bien trop tôt pour voir la foudre s’abattre sur ce paysage matinal, pensent-ils.

Soudain, un cri strident perfore la brume, déchire les tympans, fait pleurer les saules. Il n’a rien vu venir, rien compris. Il se retourne, ils étaient deux, il ne fait plus qu’un… et sa conscience. Quelques gouttes d’eau sur le banc et une canne brisée laissent supposer le pire. Il se relève, haletant, scrutant l’embarcation, le lac, les montagnes à la recherche d’une explication. Et comme unique réponse à ses interrogations, le cliquetis de l’eau sur la coque du bateau. Alors, il se met à crier, à hurler jusqu’à perdre haleine et entend sans équivoque l’écho de sa voix au sommet des monts.
Puis c’est le doute. Est-il en train de rêver ? A-t-il bien vu ce qu’il redoutait de voir ? Comment envisager le pire lorsqu’il s’agit d’un ami ! Une idée lui traverse l’esprit : tenter l’impossible. Il se déchausse, retire son blouson, sa chemise et plonge sans hésiter. Scruter le fond, chercher l’insondable, combattre le froid. Mais rien, rien que le cliquetis de l’eau sur la coque du bateau, encore et toujours. Résignation atroce, brutale, fatale. Comme un taureau en sang combattu dans l’arène, il résistera jusqu’au bout de ses forces, en vain.
Au bord de l’eau, perché dans un buisson, un oiseau chante : contraste déroutant, paradoxe latent. La nature reprend ses droits. Le pêcheur effondré s’est résigné. Assis dans sa barque, il pleure. Il pleure de n’avoir pas vu, il pleure de n’avoir pas pu. Sa voix déchire le silence. Son regard s’est maintenant figé. Il observe une planche au fond de l’embarcation qui semble avoir bougé. Les nervures du bois forment des spires jointes les unes aux autres, dessinant des volutes aux reflets d’ébène. Soudain, une nervure éclate, laissant échapper un jet d’eau puissant. C’est la panique à bord : chercher, colmater, plonger, appeler, tout se bouscule dans sa tête. Bientôt les pieds sont trempés, puis les jambes jusqu’à la taille. Le temps des décisions sensées est écoulé, il faut nager encore et encore sans s’essouffler. La rive est loin, si loin, trop loin. Les membres endoloris ne répondent plus, le visage s’affaisse, l’eau pénètre une première fois dans la gorge. Les yeux exorbités cherchent une échappatoire. L’eau pénètre à nouveau dans les poumons. L’oiseau s’est remis à chanter.
Au milieu du lac, les restes de l’embarcation disparaissent, laissant à la surface quelques bulles d’air et de faibles remous. L’oiseau s’est tu. Le silence a repris sa place, laissant entrevoir l’esquisse du bonheur.