Texte:Remplissage (Une Vie)

A 30 ans, je voulais m’en aller définitivement
J’étais un petit vieux qui passait ses étés à Evian pour les bains et les massages
Dans la piscine, il y a une dame qui gardait ses bijoux précieux
On m’avait demandé de porter le bonnet, j’étais déjà chauve !
Le soir au restaurant, je mangeais seul et c’était suspect dans le regard des autres
L’après-midi, je faisais une longue sieste aidée par des anxiolytiques
Après le repas du soir, je me promenais au bord du port, je regardais les familles heureuses et plus encore les pères, c’était un peu déchirant, le bonheur des autres est insupportable et ce n’est pas que jalousie
Petit, je jouais aux Lego® seul, je n’avais besoin de personne comme la chanson de Sanson
Les petits voisins sont venus vers moi et j’ai apprécié ça mais au fond pour de mauvaises raisons, j’avais besoin d’élèves pour jouer au professeur
Bizarrement, j’étais le leader, je n’ai jamais espéré ce statut, plus tard
Mon rôle a été d’obéir comme un bon fils qui doit faire plaisir à maman
A 18 ans, alors que tout le monde parlait sexe, moi je collectionnais les 45 tours d’Elton John, le bonheur suprême, le seul à cette époque
A 24 ans, je crois que je m’y suis mis à draguer, j’ai mis du temps sans doute pour me protéger du mal du « râteau » et de la rupture, aimer, ce n’est pas qu’un plaisir, c’est le rejet de la différence, ma mélancolie m’a seulement permis d’écrire, de combler le vide et de tenir debout
Mon seul semblant de bonheur n’a été que l’enfance, le jeu m’a sauvé de la dépression juvénile
J’ai pensé au suicide à 28 ans car perdre le poil, c’est perdre l’Italie et le peu de virilité que j’avais en moi
Une tentative, ça ne fait pas mal surtout médicamenteuse, c’est la seule solution quand le vide est insupportable
Il y a eu les années 90, la fin d’une relation amoureuse, je suis l’instigateur de la rupture et c’est pas mon meilleur acte, ce besoin d’aller vers mon idéal, j’ai croisé un ex taulard marié et père depuis peu à l’époque, rugbyman et émouvant, je suis retombé amoureux follement mais pour une durée que j’aurais voulu plus longue, je me laissais vivre, n’étais pas moteur, je pensais que ma seule présence « sans actualité » et apport seraient suffisants
En 2000, je suis revenu vivre chez maman, mon beau-père était mort et c’était un soulagement, l’alcool peut être rude quand les mots giflent et insultent votre nom
Pendant 11 ans, j’ai eu l’impression d’être dans une bulle, il y a bien sûr eu les disques, les films et les livres mais rien d’autre à ajouter
Je me vois devant mon ordinateur à regarder intensément des mecs à poil et qui bougent mais sans renoncer à retrouver un homme de chair
Il me manque d’oser, d’aller vers les autres mais en ai-je envie ? Je n’ai jamais su parler, je me suis intéressé qu’aux artistes, à idéaliser la vie, le réel est tellement fade pour un bipolaire
J’aurais été un piètre homme du quotidien aux côtés d’un homme
Je suis devenu à 45 ans plus « fuckable » car plus mure sauf dans ma tête, la barbe m’aurait masculinisé mais mes manières m’ont toujours desservi, mes gestes fous cachent la recherche des mots, je passe mon temps à montrer les choses avec mon index droit, j’attends que les autres terminent mes phrases, les autres car j’oublie leur prénom, je connais à peine ceux de mon étage au travail, il me manque un trombinoscope
Devant maman, c’est souvent pire, maman a le même problème alors qu’elle trouve les mots en remplissant les grilles de mots croisés
Je peux dire que c’est moi qui l’ai initié, elle était fière que je remplisse des cases vides
J’oublie de dire que je suis meilleur aux mots fléchés avec la difficulté en dessous
Je suis un comédien, un jour, une infirmière me l’a rappelé, la seconde fois, c’était : arrêter de jouer, soyez vrai ! , la vérité est blessante, je suis resté acteur car je l’ai été toute ma vie,
Je suis un gentil imposteur, j’aurais voulu être multiforme, vagin et phallus à tour de rôle mais à choisir, j’aurais été femme pour être désiré par les hommes
Ma vie est un remplissage, l’écriture en est la preuve, je noircis la page mais reconnais que le plaisir s’invite dans la parenthèse créative.