Prose:La Revanche Du Vilain Petit Canard

Désespérément j’essaie d’ouvrir les yeux et de me retourner pour être plus à mon aise… en vain. Enfermé, dans un espace exigu et faiblement éclairé, je baigne dans un liquide visqueux. Il faut que j’en sorte à tout prix. Doucement, je tape sur les parois de ma prison… rien ne se passe ! Je m’énerve et donne des coups plus violents, un peu au hasard.
Un petit craquement se fait entendre et une brèche s’ouvre. Je sors la tête, extirpe difficilement mon corps et roule à l’extérieur… libre, je suis libre !
Mes yeux daignent finalement s’ouvrir dans un immense flash de clarté et complètement ébloui, je distingue un être étrange, qui me regarde éberlué.
- « Bonjour bébé. Tu consens enfin, à sortir de ta coquille ! Je me présente… je suis ta maman. Mais, je suis surprise car tu ne ressembles nullement à tes frères et sœurs canards. Mais qui es-tu ? »
Je serais peut-être… un CANARD, et j’aurais une… MAMAN ? Belles découvertes ! Une créature, couverte de plumes mais différente de maman, s’approche et s’exclame :
- « Mon Dieu qu’il est laid, avec ses grandes pattes, son long bec et surtout il est noir ! ! ! ! Tu ne peux pas le garder Dame Cane. »
Lors de la présentation de la famille à la basse cour (comme la politesse l’exige) les poules, les canards, la fermière, mes sœurs, mes frères et même le patriarche, canard Espagnol décoré, me rejettent du fait de mes différences. On me pique, on me mord, on me bat, on me pousse, on se moque de moi et tout le monde s’accorde à dire que je suis un laideron et que je dois être exclu du clan. Maman essaie, cependant de me valoriser et de me protéger :
- « Il n’est peut-être pas beau, mais il nage à la perfection, et a un très bon caractère. Un jour, il sera fort et aura sa place parmi nous. »
Mais, malgré ses efforts, ce jour et des jours durant, rien y fait. Alors de guerre lasse je me suis envolé, le cœur gros, vers le grand marécage où nichaient des canards sauvages, et des jars, tous aussi mal élevés et méchants, les uns que les autres.
Mais il doit y avoir une justice quelque part, car la chasse étant ouverte, ces énergumènes tombent morts, dans les roseaux, criblés de balles. Même les chiens ne veulent pas de moi et m’ignorent. Pourquoi ? Je dois vraiment être d’une laideur repoussante.
Apeuré, esseulé, affamé, je passe une partie de la journée, la tête sous mon aile. A l’heure où le soleil s’efface sur l’horizon, je prends mon envol, malmené par une terrible tempête. Tant bien que mal, après des heures harassantes, j’atterri près d’une cabane miséreuse. Un petit espace me permet de pénétrer à l’intérieur et d’y passer une nuit plutôt calme, malgré la présence d’une vieille femme, d’une poule et d’un chat. Malheureusement avant même de pouvoir m’éclipser discrètement au petit matin, ma présence est décelée. Et me voilà, pris pour une cane et chargé de pondre des œufs ! ! ! !
Trois semaines plus tard, toujours pas d’œufs, et pour cause… ! La poule et le chat qui se prennent pour les maîtres du monde me font sortir de mes gonds. Je ne suis rien, et ils ne sont pas mieux que moi, et je me permets de le leur faire remarquer. La poule horrifiée me tance de me taire, puisque je ne sais pas pondre d’œufs. Le chat en colère, m’interdit d’émettre une quelconque opinion, car je ne sais pas ronronner ! Quelle injustice : je suis un canard, pas une cane et puis j’ai le droit de ne pas penser comme eux ! ! ! !
Déçu de ne pas me faire comprendre, j’émets le désir d’aller nager et de parcourir le monde. Et une fois de plus, se révèle une incompréhension totale de mes deux acolytes.
Ma décision est prise : je prends la poudre d’escampette. Tant pis pour le confort, et la chaleur. La liberté n’a pas de prix. Je passerai l’hiver dehors.
Et l’hiver se révèle sibérien, même si il me permet de croiser de grands oiseaux, d’une blancheur éblouissante, avec de longs cous souples et gracieux, en partance pour des terres plus accueillantes. Ces voiliers, appelés communément des cygnes touchent mon cœur et parlent à mon âme. Le souvenir de leur passage me hante et me soutient, tandis que je me bats, des mois durant pour ne pas être pris par la glace, sur le lac. Un jour, totalement épuisé, j’abandonne mes efforts. La mort sera plus douce que le froid, le rejet et la solitude.
Mais la vie ne l’entend pas de cette oreille. Un paysan qui passe dans les parages, m’aperçoit, me libère du carcan de la glace, et m’emmène dans sa chaumière.
Tout apeuré, par les enfants du paysan, qui crient et jouent avec moi, je fais un carnage dans la cuisine. Et par instinct de survie, je m’envole loin de ce monde dangereux et bruyant.
Me revoilà, seul, à me battre avec des éléments peu cléments.
L’hiver enfin s’efface pour laisser sa place au Printemps et donner de la vigueur à mes ailes, qui se sont développées sans même que je m’en aperçoive.
Un beau jour ragaillardi, dans un élan majestueux je prends mon envol pour des contrées inconnues, me posant ici où là, tout en évitant mes congénères. Je ne désire plus imposer mon image repoussante, à qui que ce soit.
Jusqu’au jour inespéré, où sur une étendue d’eau transparente dans un jardin parfumé de senteurs printanières, trois de ces oiseaux que j’aime tant s’avancent vers moi. Nullement certain de recevoir un bon accueil, je leur crie :
- « Moquez-vous… battez-moi… tuez-moi si cela vous chante. La mort vaut mieux que la vie, lorsqu’on est aussi laid que moi. ». Et, par respect pour ces êtres si beaux, et l’attente de la mort, j’incline ma tête en direction de l’eau translucide.
Mais… mais… le reflet qui m’est renvoyé ne correspond pas du tout au souvenir que j’ai de mon minois. Je découvre ébahi… que je suis devenu… un cygne.

Transporté de joie, toutes mes peines s’effacent. Je suis peut-être né dans une basse cour, mais je vis désormais au bord d’un lac sublime entouré de grands cygnes qui m’aiment et me caressent, sans que cela ne m’empêche de rester humble tel… un vilain petit canard.

Domi Sagne
10. 09. 2015