Prose:Le Vallon

En cette fin juin il fait déjà très chaud et sec sur le causse, les herbes du chemin prennent cette couleur blanche et grise des plantes qui souffrent durant l’été. Ma randonnée, commencée tôt le matin, arrive aux trois quarts de son parcours. Pensant faire une pause et me désaltérer, je m’écarte du sentier balisé pour trouver un havre un peu à l’abri de l’air surchauffé qui couvre le plateau calcaire. Je me dirige vers un affaissement naturel en espérant avoir la chance de trouver un peu d’ombre. En fait je découvre au bord d’un escarpement une trouée dans le plateau, un minuscule vallon posé là telle une pierre précieuse dans son écrin, coloré d’un vert émeraude sous la forte luminosité. Un sentier à peine visible semble m’inviter à tenter une approche, décidé je m’engage dans la descente, passe non sans mal dans des éboulis où les cailloux roulent à chacun de mes pas en essayant de me mettre à terre ; puis suivant cette sente qui rappelle plutôt le chemin d’un quelconque gibier et non celui tracé par l’homme, je traverse une végétation rabougrie d’arbustes épineux peu amicaux.
J’atteins rapidement le fond du vallon en pénétrant sous un couvert de ramures d’un nombre restreint d’arbres de petite taille et d’arbrisseaux qui abritent cet îlot de verdure. J’enjambe un filet d’eau qui coule lentement pour se perdre un peu plus loin sur un replat et forme à cet endroit une mouillère. Ce petit coin de monde verdoyant dégage une certaine sérénité, je pose un genou à terre puis l’autre, m’assois sur mes talons, et, contemple ce lieu où un juste équilibre entre ombre et lumière créé un patchwork de couleurs sur le sol recouvert d’herbes folles en pleine floraison. Les halos qui percent le feuillage forment un kaléidoscope changeant et enivrant à trop être regardé, aussi après un certain temps je baisse la tête les yeux fermés.
Étrangement petit à petit je commence à ressentir des pulsations ou des frémissements. Les yeux toujours clos mes doigts se tendent à travers les tiges des graminées devenues les ambassadrices de cet environnement. Ce que je ressens, bien difficile à décrire, est d’abord une sorte de cacophonie de vibrations, puis peu à peu un rythme semble s’imposer autour et en moi, comme un orchestre n’ayant ni chef ni partition cherchant la bonne note, et dont je ne serais qu’un simple instrument désaccordé. Des perceptions s’insinuent : le ronronnement d’un bourdon, l’incessant tourbillon d’insectes derrière moi près des flaques d’eau, le ballet des butineuses, tout ceci donne un arrière-plan musical. Mais plus finement en solistes se détachent à quelques mètres le doux et lent glissement d’un reptile, le vol d’un Vulcain aux ailes de soie frôlant mon épaule, l’agitation délicate et colorée d’une Demoiselle, les mélodies flûtées d’un passereau qui couvrent à peine le chuchotement de la source située plus haut, pendant que ruisselle la chanson de son ru jouant entre les pierres et les touffes d’herbes. Même les parois du causse en excellent auditorium feutré font ressortir la musicalité du lieu, troublé par les émotions j’en oublie la caresse d’une araignée sur ma main ainsi que la fourmi qui explore ma jambe.
Magie d’un instant ou de mille ans, la quiétude d’une harmonie de musiciens qui vibre et rythme ce petit coin de nature reste hors du temps. Mais notre confort et nos obligations se rappellent bien trop vite à nous, et je sors de cet éblouissement en sentant le soleil disparaître. Celui-ci joue à cache-cache derrière la crête ouest dont l’ombre grandissante masque peu à peu l’arc-en-ciel du sous-bois. Je me relève un peu bougon comme réveillé avec brutalité au milieu d’un rêve merveilleux.
Bizarrement la remontée sur le plateau me semble plus facile que la descente, je me retourne plusieurs fois, à regret l’ombre couvre en grande partie le site qui tend à disparaître. Délesté de la fatigue je retrouve le sentier et la fournaise avec l’espoir que ce ne soit pas une imagination qui s’est jouée de moi, dans tous les cas mon esprit et ma sensibilité en reviennent transformés. J’allonge le pas pour être sûr d’arriver au gîte avant le soir, et me promet de ne pas parler de cette rencontre par peur de perdre soudain une grande amitié en révélant mon aventure.
La soif me rappelle que j’ai oublié de me désaltérer, je sors ma gourde du sac et tristement avale deux gorgées d’eau tiède…