Prose:Vieillir

On s’était dit « pour la vie ».
Phrase facile, presque polie.
Une promesse de débutant, un pari d’inconscient,
Lancée comme on jette des confettis.
On s’imaginait, cheveux d’argent, main dans la main,
Sur un banc public, regardant passer les trains,
Sereins.
Quelle blague. Quelle sublime arnaque.

Vieillir ensemble, c’est pas une carte postale, c’est un pacte.
Un contrat signé en bas de page sans lire les clauses,
Celles qui parlent de la pause… pipi toutes les trois heures,
Celles qui mentionnent la guerre de la couette et ses fureurs,
Et le volume de la télé qui devient une affaire d’État,
Un curseur de discorde entre toi et moi.

On s’était dit « je t’aimerai pour toujours ».
Mais on n’avait pas prévu les détours.
Le détour par la pharmacie, notre nouvelle galerie d’art,
Où s’exposent nos piluliers, véritables œuvres de départ.
Bleue pour la tension, blanche pour le cœur, rose pour le cholestérol,
Notre arc-en-ciel quotidien, notre camisole.
Tu me demandes si je t’aime encore,
Moi je te demande si t’as bien pris ton anti-inflammatoire.
La preuve d’amour 2. 0, version senior.

Vieillir ensemble, c’est un champ de bataille domestique.
C’est connaître l’autre par cœur, et trouver ça tragique.
Je sais le bruit que fait ta mâchoire quand tu manges des chips,
Je sais l’intonation exacte de tes soupirs apocalyptiques.
Je pourrais écrire une thèse sur tes manies, tes tics,
Un dictionnaire entier de tes critiques.
Nos conversations ? Un best-of, un disque rayé magnifique.
« T’as encore oublié les clés. »
« Non, c’est toi qui les as déplacées. »
« La poubelle est pleine depuis mardi. »
« On est mercredi… »
Ah, la joute verbale, notre sport olympique.

Nos corps, parlons-en.
Ceux de nos vingt ans sont des fantômes bienveillants.
Aujourd’hui, le mien est une start-up de douleurs innovantes,
Chaque matin, une nouvelle plainte, une nouvelle pente.
Le tien n’est pas mal non plus, dans le genre concert de craquements,
Une symphonie de l’arthrose à chaque mouvement.

On se regarde, et dans nos yeux, y’a pas que de la flamme,
Y’a aussi un scanner médical qui fait le bilan, qui blâme
La gravité, ce salaud, ce bourreau sans âme.
Tes rides, je les connais toutes.
Ce sont les cartes routières de nos disputes,
Les parchemins où sont gravées tes plus belles moues.
Et les miennes, tu dis ? Des ravines de sagesse.
Merci pour l’euphémisme, pour la caresse.

On s’était dit qu’on voyagerait, qu’on verrait du pays.
Au final, notre plus grand voyage, c’est du lit au canapé, du canapé au lit.
On zappe sur Netflix comme on feuilletait des brochures,
On critique les jeunes, leur musique, leur allure,
En oubliant qu’on a été pires, c’est une certitude.
On est devenus ces vieux qu’on redoutait, dans leur plénitude
De certitudes et de mauvaise foi. C’est notre nouvelle attitude.

Mais attends. Stop.
Pause dans le sarcasme, dans ce long réquisitoire.
Parce que vieillir ensemble, c’est aussi autre chose, faut croire.
C’est que quand le monde entier devient un bruit assourdissant,
Ton silence à toi est le seul son apaisant.
C’est que même après quarante ans de blagues pas drôles,
T’es le seul public qui esquisse encore un sourire, qui joue le rôle.

Vieillir ensemble, c’est cette ironie suprême.
C’est se détester pour des détails et s’aimer pour le système.
Le système qu’on a bâti, toi et moi, brique par brique,
Fait de colères, de fous rires et de panique.
C’est quand j’ai mal au dos, et que sans un mot, tu poses ta main pile là,
Parce que tu connais ma géographie mieux que moi.
C’est quand je perds le fil de mon histoire,
Et que tu la termines, parce qu’elle est aussi dans ta mémoire.
On est les deux gardiens de notre musée personnel,
Les seuls à comprendre la valeur d’une vieille querelle.
Les seuls à savoir que derrière le « Laisse-moi tranquille »,
Se cache un « Reste là, t’es mon seul pilier, mon île ».

Alors oui, on vieillit.
On n’est pas beaux, on n’est pas lisses, on n’est pas vernis.
On est un duo de cyniques au cœur tendre, une anomalie.
La symphonie de nos ronflements a remplacé les mots d’amour,
Et le bruit de nos pas traînants, le velours de nos plus beaux jours.
Mais quand la nuit tombe et que les angoisses font leur ronde,
Y’a ta respiration à côté, la plus belle réponse au monde.

Alors le pacte ? On l’a pas lu, mais on l’a respecté.
On a tout coché : le pire, le meilleur, la santé, la maladie, la mauvaise volonté.
Vieillir ensemble, au final, c’est peut-être ça, le vrai génie.
C’est avoir trouvé la seule personne au monde
Avec qui on accepte de partager… sa propre agonie.
Et d’en rire.
Et de se dire que demain,
On remettra ça.
Main dans la main.
Pour aller se plaindre, ensemble, sur notre banc.
Et ça, putain, c’est plus grand qu’un serment.
C’est un triomphe.
Silencieux.
Et grinçant.