Prose:Entrevue Avec Novalis

Les montagnes sont des reliefs mystérieux, les traces du mouvement secret des tréfonds bouillonnants. Un nuage s’accrochait aux sommets brumeux, le temple du mineur.
Je passais par une caverne ouverte dans les pans rocheux pour rejoindre Novalis « joyeusement maître du monde ». L’air était saturé de rêves et de révélations. Nous voyions sur les parois les remous du moi profond qui ont tissé ce que nous découvrons plus tard, ébahis.
Novalis était fatigué, il s’assit sur un éboulis sombre tout en murmurant le nom de Sophie, les mains fermées.
Qui est Sophie ? Celle qui l’a amené à l’émerveillement et à l’amour de la sagesse. Quand elle fut morte, fleur fauchée par le ciel furieux, il gravit son propre cœur comme on gravit les montagnes.
Il arriva au-dessus des océans qui cernent le toit du monde. Ses cheveux en lambeaux recueillaient des larmes perlant au bout des pointes. Son veston couleur de violette s’agitait dans les embruns éperdus et son manteau réclamait sa liberté.
Peut-être mourra-t-il lui aussi, jeune, encore génial avec ses joues de fleur d’oranger. Il mourra dans les pierreries et les paroles de gemme dont il a sertis ses cahiers de lumière.
« Je t’aime Sophie », Philosophia. La grande lueur du verbe et de la poésie l’emporta sur son cœur aux sept océans : Amour, Passion, Grande-Joie, Mélancolie, Traits de Feu, Douleur, Espoir de Jour.
C’est à croire que l’on doit d’abord aimer pour délaisser l’individuel et nager vers l’universel ; c’est après l’élection que l’on s’en va au-delà. De même qu’Orphée a perdu Eurydice, que Dante a perdu Béatrice, Novalis a perdu Sophie : ils ont tous perdu leur objet de songe pour tomber éternellement dans le rêve sans entrave qui agit sur la réalité et non plus seulement en eux-même.
Il faut bien que son désir s’incarne, qu’il connaisse selon les mots du poète « une révélation de la chair ». Mais le corps disparaît, quand les modulations de l’être viennent à disparaître elles-aussi. L’esprit emploie toute sa force à recréer ce qui a disparu et il devient une sorte d’artisan génial, un créateur de fantômes plus vrais que leurs modèles car ils sont mythiques.
Le chagrin d’amour est la marque de toute création. C’est lorsque l’on vit l’absence, intensément, comme Novalis dans les tréfonds de sa montagne, que naît le désir fou de chanter. « Jamais de sa blessure il ne saurait guérir, celui qui s’est voué au plus sublime amour ».
Le sublime nous écrase de sa densité incommensurable, abritant en son sein une petite boîte à musique chargée de sens. Le premier amour est toujours celui de la naissance, quand on fut prit pour la première fois dans des bras qui nous ont attendu. Un désir nous a emprisonné dans la chair et des mains amoureuses nous ont amenées à la lumière.
Je porte cette marque en moi, un hiéroglyphe dans une chambre inexplorée de ce que je suis. Il faut avoir perdu un monde pour pouvoir en créer un… « La vie devient rêve et rêver devient vie ».