Prose:Entrevue Avec Villier De L ? § ? ? Isle Adam

Dans un salon orné de talismans, un homme assis gravement dans un fauteuil de velours rouge méditait sur les volutes d’un cigare ; il cherchait dans la fumée des légendes anciennes.
Il y eu un jour où nos yeux parcouraient un monde animé, aimé, où chaque chose répondait d’un personnage ; les arbres parlaient et les nuages étaient des spectateurs de songes. Chercher l’identité d’une créature de papier, c’est puiser en soi, exhumer ses anciennes visions : des espoirs non avenus, des tentations d’être un autre… Nos personnages sont souvent des réponses sibyllines à nos questions.
Villier de l’Isle Adam m’accueillit dans sa demeure parfumée et il me proposa un fauteuil brun, brodés de coutures dorées. Les yeux brillaient d’un brasier diffus, et les doigts se posaient sur les genoux, crispés, dans l’attente de la conversation. Il avait la mine morne. Sa figure creusée essayait de conserver un port noble et délicat même si l’on pouvait déceler une profonde tristesse.
Toutes les femmes aimées s’étaient refusées à lui, bien qu’il fut comme un prince en sa jeunesse, beau, brillant, avec un avenir ouvert promettant des trésors.
Et pourquoi ? Pour épouser de riches et médiocres industriels, garantissant la sécurité qui tue à petit feu, des hommes de l’action qui n’ont jamais eu au moins le désir de saisir la terre pour l’ouvrir au rêve. Villier repartit de l’Angleterre, déconfit, humilié avec l’absence pour trophée ; la femme promise lui refusa son cœur.
Le père était joueur et bien vite, l’héritage disparu, le jeune prince vit sa richesse se transformer en plomb, ses rêves de gloire crouler sous la misère. Sa mère mourut enfin, le laissant définitivement ruiné du cœur et du porte-feuille.
Ses pièces firent des fours, ses poèmes furent vite oubliés et la plupart de ses œuvres finirent dans l’ombre cruelle et injuste. Que restait-il ?
Un nom.
Son nom était sa dernière gloire, faisant de lui l’un des descendants des fondateurs de l’ordre de Malte. Sa chair battue en brèches par les avanies et les coups durs devint une idée et son nom une suite magique de lettres, un mot. Il défendit corps et âme la signature de son sang, un passage vers l’ancienne gloire qui semble encore parcourir son sang.
Le réel se refusait à lui ? Soit ! Il créera un monde idéal. Sa langue devint une épée de feu, de même que dans le livre d’Isaïe, la purification des lèvres vient comme un renouvellement de la parole. Tout son désir ne trouvant sa place dans le monde ouvrit une porte dans le ciel…
Villier se leva pour replacer une bûche dans l’âtre, puis il se rassit me proposant un café d’orient accompagné d’une cigarette parfumée. Ses yeux d’acier étincelant étaient devenus des mains d’exécutant : une force de contemplation qui brise les poings et guillotine la vulgarité.
Je crois que son œuvre fut un rêve vengeur, un coup de hache amorti par les velours de la douceur et de la finesse.
Villier fit un geste vers un guéridon en bois d’érable, sur lequel trônait une main pure, blanche, d’une féminité telle qu’elle échappe à l’orgueil masculin.
« Voici mon objet de songe » dit-il avec un imperceptible sourire.
De quelle matière, de quelle force cette main a-t-elle été faite ? Demandais-je.
Elle est faite du rêve de l’amour, répondit-il immédiatement, j’ai le symbole de l’emprise, mais non pas le corps qui la détient. Tu vois mon ami, nous n’avons souvent qu’une part de ce qu’on aime ; le reste appartient aux fées qui tricotent dans le secret de nôtre âme, les grandes capes de l’imagination. Une étoile tombe, la cape prend vie… Il nous manque toujours un corps pour jouir pleinement des cadeaux de la chair, mais ce corps, on ne le possède jamais, il appartient aux phantasmes. L’amour est un boucher qui tente de rassembler des membres. En vain. Il verra un jour la suture des ses rêves sur la gorge de l’aimée, et là…
Et là ?
Et là, l’amour se brisera et on gardera la part la plus signifiante. Moi, j’ai gardé la main. C’est elle qui essaye de prendre en faisant reconnaître à l’esprit qu’il palpe souvent du vide. On garde son objet de songe, celui qui ne saisit rien mais fait désirer à l’infini.

Je comprends Villier, de toi j’ai gardé cette pièce signifiante pour le puzzle de ma vie et j’ai vu des portes dans le ciel, mes propres déceptions sont devenues des piédestaux.
Jamais tu n’auras de lecteur, tu auras des adeptes. Tu n’aura pas d’admirateurs, ceux qui feront ta connaissance seront des élus.
Je quittais sa maison après une chaleureuse poignée de main et je m’éloignais dans la rue pendant qu’il demeurait pensif, au rebord de sa fenêtre, une main mystérieuse entre les doigts.